I.1. La première vague migratoire (1910)
À en croire Alexis Arette, dans son ouvrage intitulé La longue marche des Aquitains[1], plus de 150 toponymes trahiraient une présence hellénique dans la région d’Aquitaine dès l’Antiquité : en particulier, les noms de ville dont la terminale est en –os ou altérés en –osse, tels Mios, ou Biscarosse, sembleraient avoir été créés sur le modèle des noms des îles égéennes (Kos) et des cités grecques du Péloponnèse (Argos). Selon la légende, l’hagiotoponyme de la ville de Saint Macaire feraient référence à la mission évangélique du moine grec « Makarios » en Gironde, au IVe siècle. Chose qui ne serait guère étonnante à première vue, si l’on réfléchit que, de l’autre côté de l’hexagone, des colonies grecques furent à l’origine de la fondation des cités de Massalia, Nikaia.
Mais, dans un temps plus proche de nous, les archives municipales attestent de l’existence d’une communauté hellénique à Bordeaux qu’à partir de 1910 : elle concorde principalement avec l'arrivée de Grecs originaires des îles du Dodécanèse (Kalymnos, Symie, entre autres), qui étaient, pour la plupart, des commerçants d’éponges. A cette époque, la ville de Bordeaux était un lieu d’ancrage privilégié des marins du pourtour méditerranéen : située près de l'Espagne, dotée d'un commerce maritime fleurissant, grâce à la Garonne, le complexe portuaire bordelais attirait des bateaux du monde entier jusqu’au centre de la ville et facilitait, entre autres, le commerce lucratif des éponges. Certains Grecs décidèrent alors de s'installer et firent venir des personnes de leur entourage familial ou amical, désireuses de travailler autant dans ce domaine que dans d'autres activités commerciales, intellectuelles, voire politiques. Mais leur communauté à cette époque était très marginale. Cependant le consulat de Grèce à Bordeaux, l’un des tout premiers créés avec celui de Marseille, existait déjà depuis 1857 et avait pour principale mission de porter assistance aux marins grecs venus en transit par la Garonne. A Paris, l’église de Saint Stéphane existait depuis 1895 et faisait figure d’évêché. Les orthodoxes grecs étaient placés sous la juridiction de l’archevêché de la Grande Bretagne (Thyateira), et parfois un prêtre de Paris ou de Marseille faisait le déplacement pour la célébration de mariages ou de baptêmes, mais rarement pour une liturgie. Ce ne fut que bien plus tard, en 1963, que le patriarche Œcuménique de Constantinople, Athénagoras, nomma premier métropolite de France l’archimandrite de Paris, Mgr Mélétios Karabinis, installé en France en 1946.
(à gauche, Mgr Mélétios Karabinis (1914-1993) ; à droite, le Patriarche Œcuménique de Constantinople, Athénagoras (1886-1972) ; photo du site de l’AEOF)
I.2. La second vague migratoire (1914-1922)
Entre 1914-18, des soldats grecs débarquèrent à Bordeaux pour prendre part à la première guerre mondiale. Selon le Ministère de l’Armement, 24.300 Grecs se trouvaient alors sur le territoire français : le caractère massif de ce mouvement migratoire marqua à bien des titres la véritable genèse de l’immigration grecque en France. Certains Grecs se furent finalement sédentarisés après s’être mariés avec des Françaises[2]. En 1922, lors de la « Grande Catastrophe » d’Asie Mineure où eut lieu le génocide des Grecs d'Asie Mineure qui vivaient depuis l’Antiquité sur les terres de la Turquie actuelle, cette vague migratoire prit un second souffle. La France, pays d'accueil, accepta d'accueillir un certain nombre de réfugiés grecs qui souhaitaient s'installer surtout dans des villes en bordure de mer, leur environnement naturel : notamment les villes de Bordeaux, Nantes, Marseille, Nice devinrent leurs terres de prédilection. La préfecture de Bordeaux recensa pas moins de 780 familles de Grecs. Le quartier de St Pierre était littéralement inondé d’apatrides grecs.
(Les Grecs du quartier Saint Pierre devant le « Restaurant populaire » : Elefterios Tsirigotis à gauche ; à côté de lui, Pantelis Nenekas ; au centre, tenant une cigarette, Zacharias Angelopoulos)
Ces derniers, pour une grande partie, ouvraient des restaurants grecs, des cafés, des petits commerces, et travaillaient comme dockers sur le port.
(Le capitaine du navire « ΑΙΓΑΙ » en compagnie de Grecs de Bordeaux ; photo datée du 8 décembre 1945)
Certains se sont mariés entre eux, d'autres avec les éléments autochtones.
Sur un plan religieux, l’intégration en revanche fut difficile : l'Eglise Catholique locale posait des obstacles, car elle assimilait les Grecs orthodoxes aux hérétiques ; un mariage mixte, par exemple, était difficilement accepté : la seule alternative qu’on leur offrait était purement et simplement de se convertir au catholicisme et de baptiser leurs enfants catholiques. Même un enterrement n'était guère possible, et seuls les pasteurs acceptaient la charge d’une telle cérémonie. Quelques familles se regroupaient pour faire venir un prêtre de Marseille ou de Paris pour les grands sacrements.
(Certificat d’un mariage grec célébré par un prêtre orthodoxe marseillais, à Bordeaux, et daté du 6 mars 1930)
Ils leur arrivaient parfois d’avoir affaire à de faux prêtres, à des charlatans, qui profitaient de leur confiance et de leurs économies…
I.3. La fondation de l’Association cultuelle orthodoxe grecque de Bordeaux (1949)
Lors de la seconde guerre mondiale, devant la famine oppressante de leurs compatriotes de la métropole, les Grecs de Bordeaux, sous la direction de Kyriakos Galandis, se mobilisèrent ensemble pour faire parvenir des denrées alimentaires, en association avec la Croix Rouge française, aux « ONG » grecques. Cette initiative qui prit naissance dans ce conflit tragique de l’histoire eut comme mérite de rassembler les Grecs : aussi, dans le prolongement de leur mouvement caritatif, ils créèrent l’Association des Hellènes de Bordeaux, dont les statuts furent fixés en 1946, et qui comprend une section religieuse. Mais des conflits internes finirent par semer la discorde, et la section religieuse se sépara et devint autonome : c’est ainsi que vers la fin de l’année 1949, les Grecs de Bordeaux fondèrent une Association Cultuelle Orthodoxe, baptisée « Saint Nicolas »[3]. Ses principales activités consistaient à porter assistance aux compatriotes nouvellement immigrés, à assurer l’enseignement du grec moderne aux jeunes enfants de la communauté grecque, et à organiser des rassemblements et des festivités animées par des danses du folklore grec, où les jeunes portaient fièrement les costumes traditionnels.
(cours de grec donné par un étudiant)
(Première fête grecque : représentation d’une pièce antique)
(article du Sud-Ouest sur la fête nationale grecque ; sur la photo : groupe de jeunes grecs, l’archimandrite Philippeos et le président de l’Association cultuelle, M. Kyriakos Galandis)
Au début des années 1950, l’Association se chargea de trouver un local à l'église Saint Augustin, et un prêtre grec venait par intermittence pour y célébrer la messe dominicale.
Quelques années plus tard, les Grecs s’associèrent aux Russes, qui possédaient un lieu de culte sur le Cours de Médoc (au numéro 100), consacré à « Notre-Dame-de-Kazan ».
(l’ancien appartement de l’église russe de « Notre-Dame-de-Kazan »)
Le prêtre russe était placé sous la juridiction du Patriarcat Œcuménique de Constantinople, et desservait, par conséquent, tous les orthodoxes de l’agglomération bordelaise. Nombre de Grecs se marièrent ou furent baptisés dans la paroisse russe. Le dernier recteur de l’église du Cours du Médoc fut le père André, émigré d'Algérie, marié, polyglotte, mais qui malheureusement décéda tragiquement d’asphyxie dans son petit presbytère. Plus tardivement, le père Jean Baïkoff, recteur de la paroisse russe de Biarritz, reprit en charge la communauté et venait célébrer mensuellement une liturgie et occasionnellement les sacrements.
(à gauche, Mgr Mélétios ; au centre, Père Jean Baïkoff)
Devant la pénurie de prêtres, ces bergers du Seigneur, la paroisse russe se rétrécissait inexorablement. Après le décès du père Jean, les paroissiens désertèrent l'église du Cours du Médoc, et toutes les affaires qu’elle contenait furent transférées principalement à Biarritz et à Toulouse. Par un renversement de circonstances dont l’Histoire, seule, a le secret, c’est aujourd’hui la paroisse orthodoxe grecque qui accueille les Russes, effaçant ainsi sa dette à l’égard de ses frères orthodoxes.
Par la suite, il fut question à un moment donné pour les Grecs d'acheter une Eglise abandonnée, mais l’entreprise avorta. À la place, ils louèrent un appartement sur le Cours de la Martinique qu’ils aménagèrent en lieu de culte. Enfin, ce fut au tour des Anglicans de leur offrir l'hospitalité en prêtant leur église, 10 cours Xavier Arnozan.
(Eglise évangéliste charismatique de la Moisson des Blés)
Parallèlement, le contexte œcuménique évolua : il fallut attendre un Pape comme Jean XXIII pour amorcer timidement le dialogue interconfessionnel des deux Eglises, catholiques et orthodoxes ; ce fut surtout la rencontre historique entre le Pape Paul VI d'un côté et de l’autre le Patriarche Athénagoras qui fut la plus décisive de toutes, car le dialogue des Eglises prit une tournure sincère et constructive qui eut l’effet d’une avancée spectaculaire : l'anathème fut levé à Jérusalem, en 1965, ce qui permit l'hospitalité réciproque des fidèles : notamment la communion interreligieuse fut autorisée dans le cas où le chrétien n’avait pas d’église correspondant à sa confession dans son lieu de résidence. Les fidèles commencèrent à se connaître et à s'aimer dans le partage des traditions et le respect mutuel. Les esprits s’apaisèrent, une brèche s’ouvrit dans les murs intrachrétiens. Des évêques catholiques subvenaient aux besoins des orthodoxes par le prêt de locaux et des aides économiques. Les prêtres orthodoxes commençaient à être invités par le clergé catholique et protestant pour parler des différences interreligieuses et développer certains sujets qui étaient encore tabous à cette époque.
[1] ARETTE, Alexis, La longue marche des Aquitains, Editions Pyrémonde (« Princi Negue »), 2007.
[2] La Revue Franco-hellénique, n°12-13, 1993 (juillet-octobre), p. 4.
[3] L’association fut déposée à la Préfecture de la Gironde sous le N° 4960bis et publiée au Journal Officiel N° 79, du Ier avril 1949.